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Patrick Artus : « Le paradoxe de l’épargnant »


Dans sa chronique au « Monde », l’économiste pointe la contradiction entre la demande croissante de sécurité des investisseurs et les besoins tout aussi pressants d’investir dans les actifs risqués de la transition environnementale.


Chronique. Les crises, les récessions accroissent la préférence pour les placements sans risque. Ceci se comprend : pendant les crises, les prix des actifs financiers risqués s’effondrent (au pire de la crise des subprimes, les indices boursiers ont reculé de 60 % en Europe, les primes de risque sur les obligations des entreprises ont été multipliées par 7), et la perception du risque liée à la détention de ces actifs s’accroît encore.


Après la crise du coronavirus, l’aversion des épargnants européens pour le risque sera encore plus forte, et leur demande de sécurité dans leurs placements, encore plus nette. Ce mouvement sera amplifié par le vieillissement démographique, la détention d’actifs risqués diminuant avec l’âge : le ratio entre les plus de 65 ans et les 20-64 ans dans la zone euro est de 36 % aujourd’hui, il doit passer à 43 % en 2030 et à 57 % en 2040…


Dans le même temps, l’économie a un besoin croissant de financement à risque. Il va falloir en effet investir davantage dans les nouvelles technologies (services Internet, biotech, moyens de paiement…), relocaliser des industries stratégiques aujourd’hui situées dans les pays émergents (médicaments, matériel pour les énergies renouvelables, matériel médical et télécoms), soutenir les secteurs en difficulté après la crise du coronavirus (automobile, transport aérien, aéronautique…), accompagner la transition environnementale des industries traditionnelles et du transport.


On voit donc le problème : d’un côté, une épargne recherchant de plus en plus la sécurité ; de l’autre, la nécessité de prendre davantage de risques pour financer l’économie. A la fin de 2019, les épargnants de la zone euro détiennent 59 % de leur richesse financière sous la forme d’actifs monétaires (dépôts, billets, livrets d’épargne), 15 % sous la forme d’obligations du secteur public, 16 % sous la forme d’obligations d’entreprises et de banques, et 10 % sous la forme d’actions : les placements sans risque (liquidités, dettes publiques) représentent donc 74 % du total, ce qui est énorme. Avant la crise financière de 2008-2009, cette proportion n’était que de 63 %.


Garantie de l’Etat et fonds propres


Cette question ne se pose pas aux Etats-Unis, où les épargnants prennent beaucoup plus de risques et financent directement les entreprises, ou acceptent que leurs fonds de pension détiennent une proportion élevée d’actions et d’obligations des entreprises.


Dans la zone euro, la solution serait que les intermédiaires financiers (banques et sociétés d’assurance) détiennent de plus en plus un actif risqué (dettes, obligations et actions d’entreprises) et un passif sans risque (dépôts bancaires, contrats d’assurance-vie essentiellement investis en dettes publiques sans risque – le fonds en euros des sociétés d’assurance est investi à 90 % en obligations, à 6 % seulement en actions). Mais un intermédiaire financier peut-il avoir simultanément un actif risqué et un passif sans risque ? Normalement, le passif d’un intermédiaire financier doit être le reflet de son actif (c’est le cas, par exemple, pour les fonds d’investissement, les OPCVM).


Il y a trois façons de dépasser cette contradiction, dont deux seulement sont mises en œuvre aujourd’hui. La première est la garantie de l’Etat sur les passifs des intermédiaires financiers, par exemple l’assurance des dépôts des banques. Elle pourrait être étendue si l’actif des intermédiaires financiers devenait encore plus risqué.


« Une autre piste possible serait de réduire la liquidité (en limitant les possibilités de retrait avant échéance) et d’accroître la maturité des contrats d’assurance-vie »


La seconde est d’exiger des intermédiaires financiers qu’ils détiennent des fonds propres assez importants pour absorber des pertes éventuelles sur les crédits ou la détention d’actifs risqués. Cette piste a été utilisée par les régulateurs des banques et des sociétés d’assurance. Les banques de la zone euro détenaient ainsi en 2019 des fonds propres équivalents à 21 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro, contre 15 % en 2007 ; ceux des assureurs de la zone euro représentent 11 % du PIB de la zone euro, soit en principe 40 centimes de fonds propres par euro d’actions détenu.


Une troisième piste possible serait de réduire la liquidité (en limitant les possibilités de retrait avant échéance) et d’accroître la maturité des contrats d’assurance-vie : en effet, plus l’horizon de placement est long, plus il est facile de détenir des actifs risqués.


Une nationalisation partielle des banques


La violence de la crise actuelle pourrait amener les régulateurs à exiger encore plus de fonds propres aux banques et aux sociétés d’assurance. Mais cela rend l’intermédiation financière plus coûteuse, car banquiers et assureurs doivent rémunérer les apporteurs de fonds propres, quels qu’ils soient. Le fait que les épargnants européens aient plus d’aversion au risque que les épargnants américains rend le financement de l’économie plus coûteux dans la zone euro qu’aux Etats-Unis, ce qui pénalise la croissance européenne et la pénalisera encore plus après la crise du coronavirus.


Ce coût est malheureusement inévitable : les régulateurs sont dans leur rôle en demandant aux intermédiaires financiers de détenir des fonds propres élevés. Mais les Etats pourraient intervenir pour supporter une partie de ce coût, par exemple en fournissant aux banques des fonds propres peu rémunérés – ce qui équivaudrait à une nationalisation partielle des banques ! – ou en faisant prendre en charge les financements les plus risqués par des banques publiques, comme la Caisse des dépôts et Bpifrance, ou leurs équivalents européens.



https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/06/patrick-artus-le-paradoxe-de-l-epargnant_6041974_3232.html

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